La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.
Lorsque le nom de Martin Scorsese est évoqué, les morceaux de bravoure se bousculent dans la mémoire cinéphile. La prise de vue en plongée de l’appartement ensanglanté à la fin de Taxi Driver (Chauffeur de taxi)… L’effet déstabilisant du pugiliste qui se rapproche tandis que l’arrière-plan s’éloigne dans Raging Bull (Comme un taureau sauvage)… Le plan-séquence au Copacabana Club dans Goodfellas (Les affranchis)… Le règlement de comptes dans le champ de maïs dans Casino… Or, avant toutes ces séquences vint celle d’un jeune voyou faisant irruption dans un bar au son de Jumpin’ Jack Flash, des Rolling Stones. C’était dans Mean Streets (Les rues chaudes), sorti il y a 50 ans. Le voyou en question était joué par Robert De Niro, vedette de tous les autres films mentionnés.
Très personnel, Mean Streets mit Scorsese et De Niro « sur la carte ». Dans un récent essai commémoratif publié par The Guardian, Scott Tobias résume :
« Mean Streets est comme une tranche de vie, tirée d’histoires que Scorsese semble avoir entendues ou observées au cours de ses années d’apprentissage en tant qu’enfant asthmatique grandissant au troisième étage d’un immeuble d’Elizabeth Street. C’est comme si un souvenir vif, souvent électrisant, revenait à la vie. »
Un mot sur l’asthme : cette maladie respiratoire empêchant Scorsese de se joindre aux jeux des autres gamins de son âge, ses parents l’envoyèrent très tôt se distraire au cinéma. Naissance d’une passion, voire d’une seconde religion, le cinéaste ayant grandi dans un foyer catholique très pieux de la Petite Italie, à New York.
L’ouverture de Mean Streets est d’un brio subtil (la flamboyance ne tardera pas à se manifester). Dans une chambre plongée dans la pénombre nocturne, un jeune homme (Harvey Keitel) se réveille en sursaut. Errant sans but, il scrute son reflet dans la glace. Sur le mur, un crucifix. Lorsqu’il se remet au lit, une succession de « jump cuts » culmine par un très gros plan du protagoniste, visiblement tourmenté.
Il se prénomme Charlie et est tiraillé entre sa foi catholique et sa volonté de se mettre au service d’un influent mafieux (Cesare Danova). Son existence est davantage compliquée par son amour secret pour Teresa (Amy Robinson), une jeune femme épileptique ostracisée, et surtout par sa fidélité envers le cousin de cette dernière : Johnny Boy (Robert De Niro), une tête brûlée aux comportements imprévisibles.
À noter que la dynamique de l’apprenti brigand qui se place sous le joug d’un dangereux criminel devint un motif récurrent dans l’oeuvre de Scorsese : on en trouve trace dans Goodfellas et dans le tout récent Killers of the Flower Moon (La note américaine). Plus près de nous, la relation entre les personnages de Charlie et de Johnny Boy a manifestement inspiré Sophie Dupuis pour son formidable Chien de garde.
Affamé de cinéma
Pour revenir à Martin Scorsese, Mean Streets fut pour lui un projet charnière, pour toutes sortes de raisons. À ce stade, il avait réalisé deux longs métrages n’ayant obtenu aucun succès : l’autobiographique Who’s That Knocking at My Door (1967 ; avec Keitel), et Boxcar Bertha, une commande romantico-criminelle produite par le roi de la série B, Roger Corman (qui lança également Francis Ford Coppola, Jonathan Demme,James Cameron, Ron Howard, Jack Nicholson…).
Cinéphile boulimique, Scorsese avait faim de cinéma, faim de tourner. En 2011, lors d’un grand entretien devant public au Lincoln Center, le réalisateur se remémore son état d’esprit du moment :
« Avoir envie de faire des films, essayer d’en faire à cette époque, c’était une période extraordinaire dans l’histoire du cinéma, avec les différentes Nouvelles Vagues — celles des Français, des Italiens, des Britanniques, tant d’autres, et bien sûr [John] Cassavetes et Shirley Clarke, qui faisaient des films ici, à New York. »
Des années plus tôt, dans un portrait du magazine Rolling Stone, Scorsese résume ainsi sa vision de départ pour Mean Streets :
« Je voulais faire une étude anthropologique qui concernait moi et mes amis. Je me disais que même si [le film] restait sur une tablette, quelques années plus tard, des gens le prendraient et verraient que c’est ainsi que vivaient les Italo-Américains — pas le parrain, pas les grands patrons — à l’échelle quotidienne. Voici comment ils parlaient, à quoi ils ressemblaient réellement, et ce qu’ils faisaient. C’était le style de vie d’alors. »
Fait intéressant pour un film si foncièrement « new-yorkais » : à cause du petit budget, mais aussi parce que le voisinage de la Petite Italie n’était pas très chaud à l’idée d’être filmé, la plupart des scènes intérieures furent filmées… à Los Angeles. Scorsese put tourner ses scènes extérieures dans la Petite Italie, mais ce fut la croix et la bannière.
Dans l’entretien de 2011, Scorsese se rappelle :
« Mon père a dû parler à beaucoup de personnes [du quartier], payer de l’argent aux gens dans les immeubles, ce qui l’a beaucoup contrarié, mais le fait est qu’ils n’étaient pas très ouverts. […] Tout a été conçu, plan par plan, pour créer l’impression de New York. »
Un vrai film original
Non seulement l’illusion fut-elle parfaite, mais le film plut au public et transporta la critique. Dans le New Yorker, Pauline Kael écrit en octobre 1973 :
« Mean Streets, de Martin Scorsese, est un vrai film original de notre temps, un triomphe de cinéma personnel. [Le film] possède sa propre dimension hallucinatoire ; les personnages vivent dans l’obscurité des bars, avec un éclairage et des couleurs juste assez glauques. [Le film] a son propre rythme déstabilisant et épisodique, et une gamme émotionnelle très chargée, d’une sensualité vertigineuse. »
Dans le New York Times, Vincent Canby renchérit :
« Aussi lugubre que soit le milieu, aussi déchirant que soit le récit, il est des films si minutieusement mis en scène qu’ils produisent une sorte d’effet tonique n’ayant aucun rapport avec le sujet. Mean Streets, le troisième long métrage de Martin Scorsese, est un tel film. Le jeune réalisateur autrefois prometteur […] a désormais réalisé un film qui est, sans équivoque, de première classe. »
Second rôle ou pas, tout le monde s’entendit en outre sur la performance saisissante de Robert De Niro (remarqué dans les comédies contestataires de Brian De Palma Greetings et Hi, Mom!). Laquelle performance jeta un peu d’ombre sur celle, pourtant puissante, d’Harvey Keitel. Il reste qu’après Mean Streets, des deux, la star, c’était De Niro. Et Scorsese.
Une déclaration identitaire
Mean Streets se révéla une formidable carte de visite pour le réalisateur. En effet, on y assiste à la naissance de son style, de son identité artistique. Un constat que le principal intéressé admet volontiers.
Dans le commentaire audio qu’il enregistra en 2004 pour le DVD de son film, Martin Scorsese confie, dès la séquence d’ouverture déjà évoquée :
« C’est assez difficile de parler de comment et de pourquoi ce film a été fait. Parce que… quand je pense à ce film, quand je pense à cette période de ma vie où j’ai fait le film, au mode de vie dépeint dans le film et dont j’ai d’une certaine façon fait partie… ça me semble être la combinaison ultime de tout ce que je suis, et de tout ce que j’allais accomplir. Ce n’est pas tant un film qu’une déclaration de qui je suis. »
Le film Mean Streets est disponible en VSD sur la plupart des plateformes.
Author: Angela Rice
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